Les abeilles et la ruche mixte

De nos jours, [l’apiculture] compte tenu des progrès réalisés, tend à devenir une affaire de professionnels, je dirais même de spéculateurs. Actuellement, dans bien des cas, certaines pratiques copiées de l’étranger ne sont plus que des opérations spéculatives dans lesquelles aucun souci de maintenir la santé des abeilles n’entre en jeu.
Récolter, forcer, faire produire toujours plus, voilà le but uniquement recherché, et quelques fois, le résultat est concluant. […] Jusqu’au jour où la nature, reprenant ses droits, se venge impitoyablement et le ‘bien malin’ voit alors les choses tourner en sens inverse de ses espérances, et la maladie décimer son rucher.
L’homme ignorant existe toujours : autrefois, c’était le paysan illettré et routinier, aujourd’hui, c’est le demi-savant qui, croyant tout connaître, casse, renverse, bouscule sans s’apercevoir du mal qu’il fait.

L’ennemi n° 1 de l’abeille, c’est donc bien l’homme avec sa soif insatiable de profit (les extrêmes se touchent) et l’ancien étouffeur qui tuait ses abeilles pour en obtenir le produit complet n’est-il pas l’égal de l’apiculteur qui récolte à fond ses ruches ultra-modernes, pour en nourrir ensuite les habitants avec des produits de remplacement.
Ni l’un ni l’autre n’est digne de porter le nom d’apiculteur qui ne doit s’appliquer qu’au maître qui soigne ses abeilles comme lui-même, ne prend de leur produit que le superflu, leur laissant leurs provisions naturelles et en quantité convenable pour passer l’hiver et supporter les intempéries.
[…] Ouvrez toutes les revues d’apiculture de France et de l’étranger, vous n’y voyez plus qu’articles sur les maladies, plaintes, menaces administratives, coercitions, contrôle, inspections, vérifications, et cependant les maladies vont bon train.
Il a donc été commis une erreur ? Laquelle ? Il faut espérer qu’un jour la lumière se fera à ce sujet car nous avons d’inlassables chercheurs qui finiront bien par la découvrir. En attendant, il serait souhaitable que le monde apicole devienne plus sage et que certaines opérations risquées (méthode étrangère) ne soient plus conseillées d’une façon désinvolte.
[…] Jusque maintenant, il n’est qu’un seul moyen de faire de l’apiculture vraie sans avarie, c’est d’observer en tout les règles naturelles, en employant des types de ruches simples, isothermes, donnant des rendements moyens, connus depuis toujours, mais certains. Je suis en complet désaccord avec certaines théories nouvelles qui tendent à faire croire aux débutants que nous devrions atteindre des rendements astronomiques en imitant nos confrères étrangers qui ont industrialisé la profession.


Ces propos à l’accent prophétique n’ont pas été écrits récemment par un adepte de l’apiculture dite ‘naturelle’ mais bien en 1946 par Rodolphe Leroy, apiculteur professionnel et fils d’apiculteur en Champagne Pouilleuse dans un petit opuscule intitulé ‘Les abeilles et la ruche mixte’ (édition probablement à compte d’auteur) . Il écrit dans son avant-propos que sa réflexion sur l’apiculture date de la guerre 14-18, époque où, étant sur le front, il fit la rencontre d’un vieil apiculteur et eut l’occasion d’étudier les façons de faire en apiculture.
C’est alors que mes idées évoluèrent quelque peu et que j’en vins à penser que le progrès réalisé d’un seul coup par la ruche à cadres était peut-être exagéré.

Les abeilles et la ruche mixte

Les abeilles et la ruche mixte

Rodolphe Leroy

Rodolphe Leroy

Les opérations spéculatives

Les opérations spéculatives risquées incriminées sont le nourrissement abusif des abeilles, surtout s’il a pour objectif de produire directement un miel frelaté.
Je suis personnellement hostile au nourrissement en général, et plus particulièrement au nourrissement spéculatif ; aussi serai-je le premier à demander que soit poursuivi avec toute la rigueur désirable, par la répression des fraudes, tout apiculteur qui aura nourri ses abeilles avec l’intention de leur faire transformer un sucre industriel en miel.
Je n’admets le nourrissement que lorsqu’il s’agit de sauver une colonie ou de lui donner une provision de mise en route, par exemple à un essaim forcé.
J’attire tout spécialement l’attention des novices sur le nourrissement stimulant employé pour activer la ponte et laisser croire aux mères que le printemps est de retour. Ce système […] présente […] un grave danger. En effet, vous pouvez bien obtenir de cette façon des colonies fort populeuses ; mais si au moment de la miellée il fait un temps défavorable, il se peut que vous assistiez à une véritable catastrophe car ces colonies fort populeuses, ne trouvant rien à butiner, peuvent se trouver en proie à la famine.
L’auteur cite un soi-disant ‘pays de Cocagne’, qu’il ne nomme pas (Etats-Unis, Italie ?), où l’on peut voir des rangées interminables de ruches comportant chacune 3, 4 ou 5 hausses. De quoi faire rougir de honte un pauvre apiculteur français. Mais quand on connait les procédés employés, le mystère s’éclaircit comme par miracle surtout quand on apprend que les maladies des abeilles pullulent dans cet heureux pays. Cet état de choses amène naturellement certains de ces apiculteurs à acheter annuellement les essaims nécessaires, à les stimuler d’abord pour en obtenir des récoltes phénoménales, puis à tuer les abeilles comme le faisaient nos pères (les étouffeurs).
Voilà qui nous rappelle hélas des pratiques bien tristes et tout à fait contemporaines vues dans l’excellent reportage ‘Des abeilles et des hommes’ (More than honey) de Marcus Imhoof.

La ruche mixte

Rodolphe Leroy critique la ruche à cadres mobiles (qu’il a déjà utilisée durant plusieurs années) principalement à cause de sa forme carrée ou rectangulaire, anormale, et à cause du matériau de construction, le bois, qui a des qualités isothermiques insuffisantes ; également à cause de critères économiques comme le coût d’investissement et la durée des travaux de visite.
Sa conclusion : La ruche à cadres est la ruche de l’amateur, du prêtre, de l’instituteur, du fonctionnaire. En effet, c’est avec elle que l’on peut se distraire, observer et s’instruire. Il faut reconnaître d’ailleurs que les progrès de l’apiculture moderne ne sont venus que de cette catégorie d’apiculteurs.
Très respectueux des abeilles, il apprécie par contre les cadres mobiles dans les hausses : A mon avis, le côté pratique du mobilisme apparaît à la récolte. Là, le système est parfait : une hausse à cadres levée tous les ans, récoltée à l’extracteur, ensuite nettoyée puis remise en place au printemps suivant donne une avance considérable […] à l’emmagasinement du miel […]

Rodolphe Leroy a breveté, construit et vendu une ruche de sa conception, la ‘ruche mixte’.

Elle se compose de 3 parties : un corps cylindrique en paille revêtue de bois déroulé , fourni d’une armature pour supporter le poids de la hausse, une ou plusieurs hausses à cadres mobiles, et un chapiteau conique ; un plancher circulaire avec trou de vol et grille d’aération, et une capuche en paille (à réaliser par l’acquéreur) complètent l’ensemble.

Corps de ruche mixte

Corps de ruche mixte

Chapiteau

Chapiteau

Le corps cylindrique fait 40 litres : 50 cm de diamètre extérieur, 33 cm de hauteur. Sa paroi est en paille pressée non écrasée, disposée verticalement sur une épaisseur de 5 cm et enfermée dans des plaques de bois déroulé. Des montants, en bois de peuplier de 3 mm d’épaisseur, reliés par des cerceaux métalliques, renforcent sa rigidité. Le dessus du corps se compose d’un plafond circulaire avec barrettes triangulaires sur lesquelles les abeilles fixent leurs rayons ; 4 croisillons consolident ces derniers comme dans les ruches anciennes.
Le chapiteau, d’une contenance de 10 litres et de même construction que le corps, constitue une réserve de sécurité ; il doit normalement rester plein de miel en permanence. Il se place soit sur le corps, lui donnant ainsi une contenance totale de 50 litres, soit sur la dernière hausse ; il supprime et remplace avantageusement planchettes, toiles, couvre-cadres etc. Leroy constate qu’il est très rare de voir les rayons du chapiteau se casser [quand on le retire] car les abeilles laissent généralement un espace de 4 mm entre le dessous des rayons [du chapiteau] et le dessus des barrettes [du corps] parce que, construisant les rayons dans la position horizontale et étant sur le dos, elles se trouvent obligées de terminer en laissant la place de leur corps. Sa forme conique permet aux abeilles de se resserrer en hiver tout en restant proches des réserves de nourriture.

Les hausses n’ont rien de particulier : l’auteur utilise des hausses Layens 31 X 18,5 cm de 20 L ou des hausses 31 X 13,5 de 15 litres.

Le rucher mixte

Le rucher mixte

Ruches mixtes avec hausses

Ruches mixtes avec hausses

La conduite de la ruche mixte

Les opérations de maintenance sont très simplifiées, ce qui est un des buts recherchés. Il n’y a en effet jamais de visite des corps, les opérations essentielles sont la pose et la reprise des hausses.
L’auteur accorde cependant une très grande attention aux techniques de peuplement de la ruche et de renouvellement des rayons de la chambre à couvain. Ces méthodes servent aussi à la lutte contre la perte des essaims, ainsi que pour le renouvellement des cadres du corps.
Le peuplement par un essaim naturel est généralement facile, sauf si l’essaim est placé sur un tronc ou un piquet de clôture (plusieurs techniques sont décrites).
Le piégeage d’un essaim naturel par attraction est honnête sauf s’il est fait à proximité du rucher d’un autre apiculteur ; mais attention aux déplacements d’un essaim en cours de construction !
L’essaimage artificiel à partir d’un panier est plus compliqué : c’est le transvasement par tapotement : en résumé (car les précautions à prendre sont nombreuses), on retourne le panier à transvaser, on pose la ruche vide par-dessus et on tapote le panier jusqu’à ce que les abeilles montent dans la ruche vide ; il faut bien veiller à ce que la reine soit parmi elles ; on donne le chapiteau plein à l’essaim ainsi formé et un chapiteau vide à la souche qui retourne sur son emplacement ; quelques variantes sont possibles.
Une autre technique, le transvasement direct, consiste à réintroduire les rayons du panier, ou une partie d’entre eux, dans la nouvelle ruche après en avoir chassé les abeilles par tapotement comme dans l’essaimage artificiel, en fixant ces rayons au plafond de la ruche à l’aide de fil de fer.
Le transvasement par superposition avec ou sans chasse, sont des variantes dans lesquelles on commence par mettre la souche ou dessus du corps à bâtir et à peupler pour que les abeilles y descendent.

Conclusions

1. La problématique d’une apiculture ‘naturelle’ n’est pas neuve : Rodolphe Leroy et tous ceux qui ont adopté son modèle ruche y pensaient déjà il y a plus de 70 ans. Si la technique de la ruche mixte fait sourire aujourd’hui, il n’empêche que les motivations qui l’ont fait réaliser restent parfaitement valables et d’actualité, et qu’il y a toujours des enseignements à en tirer.
2. « L’homme avec sa soif insatiable de profit » reste probablement aujourd’hui encore l’ennemi n° 1 de l’abeille ! L’apiculteur n’est certainement pas le principal responsable (comme on aurait trop tendance à l’insinuer !), et surtout pas l’apiculteur amateur respectueux de ses abeilles. Bien sûr, des progrès peuvent toujours être faits dans ce domaine et il faut toujours remettre ses pratiques et les progrès techniques en question, par rapport au respect de l’abeille dans ce cas précis, par rapport au respect de l’environnement et de l’homme en général.
L’évolution actuelle de l’agriculture intensive, à forte concentration capitalistique et à grand renfort de produits chimiques, ne respecte ni l’abeille, ni les autres animaux domestiques, ni l’environnement, ni l’homme qui la pratique ou qui consomme ses produits.
3. Le ‘nourrissement spéculatif’ tel que le présente Rodolphe Leroy n’existe sans doute plus dans nos pays à l’heure actuelle, du moins on l’espère. Ses réticences par rapport aux nourrissements stimulants restent par contre d’actualité : on voit de plus en plus d’ersatz apparaître pour le nourrissement des abeilles, qui ne remplaceront jamais le nectar et le pollen des fleurs, et qui risquent de perturber le comportement instinctif des abeilles.
A côté de l’aspect business que représente leur usage, je crois qu’ils entrent dans un jeu pervers : les conférenciers et autres enseignants apicoles se sentent naturellement valorisés en enseignant des méthodes et procédés complexes et exigeants, les apiculteurs se sentent rassurés en ayant fait ‘tout ce qui est humainement possible’ pour protéger leurs abeilles, et les vraies responsabilités sont diluées par le soupçon de soins insuffisants.

A propos Michel Fraiteur

Apiculteur amateur depuis 1977. Président de la SRAWE
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